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vendredi 3 octobre 2014

Parlons mouton



Mon voisin Raymond élève des agneaux. Ce n’est pas à proprement parler un agriculteur. En fait il fut, sa vie active durant chauffeur de camion. Routier serait un bien grand mot, vu qu’il devait limiter ses escapades aux alentours de Sourdeval. Histoire de lui faire voir un peu de pays, la République l’envoya maintenir l’ordre dans ses départements d’Algérie. Il en revint gravement blessé à la main, suite à une rencontre avec les rebelles. Dans un sens, il s’en était bien tiré : un de ses bons copains s'en était retourné avec pour perspective des économies de ressemelage mais un budget pneus accru. C’était le bon temps où on offrait à de jeunes gens qui n’étaient jamais sortis de leur canton ou de leur quartier l’occasion de s’ouvrir au monde, de rencontrer des personnages exotiques et dans le meilleur des cas de les descendre avant qu’ils ne vous tuent. Reverrons-nous un jour ces heureux temps ? Mais je m’égare…

De plus, Raymond n’est pas non plus vraiment mon voisin. Une vie d’épargne lui a permis d’acheter une maison et quelques prés en face de chez moi. Il loue la maison et élève brebis et agneaux dans les prés. Ça l’occupe, il y passe le plus clair de son temps et regagne son pavillon de Sourdeval avant midi et, sauf exception avant que sonne l’angélus. La saison venue, sa femme vient l’aider à récolter les pommes à cidre qu’il apporte ensuite à la coopérative dans la remorque que traîne son tracteur. Il fait aussi un peu de pisciculture. Tout ça n’est pas rentable. C’est du moins ce qu’il dit… Que saurait-il faire d’autre ? L’école ne fut jamais son fort surtout que, selon ses dires, l’institutrice de son village ne leur apprenait rien. C’était le bon temps où certains hussards et hussardes noirs campagnards trouvaient plus utile d’occuper leurs élèves à d’utiles tâches agricoles plutôt que d’encombrer leurs pauvres têtes de notions qui les dépassaient. Revivrons-nous ces temps bénis ? Mais je m’écarte du sujet…

Or donc, il y a quelques années, alors que nous parlions de choses et d’autres, à la manière matoise du paysan, Raymond s’enquit de mon goût pour la viande de mouton (il ne parle jamais d’agneau et son bélier est un blin, du vieux français belin*). Je l’assurai en être friand. Toujours plein d’à-propos, il s’enquit de savoir si, par hasard, je pourrais être éventuellement intéressé par l’achat d’un demi de ses pensionnaires au cas où par aventure exceptionnelle il se trouverait en disposer. Je souscrivis à son offre et quelques jours plus tard, suite à une coïncidence parfaitement fortuite, il m’annonça que je pouvais dès le lendemain venir chercher mon demi ovin. La tradition s’installa. Jusqu’à ce qu’il y a deux ans, alors qu’avec ma compagne nous venions de lui acheter un agneau entier, il me confia se faire vieux (soixante-treize ans !),  n’avoir plus tant de forces, bref que ce mouton serait le dernier… Je me résignai à m’en passer.

L’automne suivant arriva. Un jour, comme ça, histoire de causer un peu, il vint me voir et, incidemment, évoqua un sien problème : sa sœur lui ayant commandé un demi mouton, il se retrouvait avec l’autre moitié sur les bras (métaphoriquement, bien entendu, sinon il eût été inutile qu’il me le dît). Je faillis lui manifester mon étonnement quant à ce soudain revirement mais n’en fis rien et acceptai de le soulager de ce fardeau.

Vendredi  dernier, nouvel entretien autour de la remorque à mouton que traîne sa vieille 205**. Il tint à nous montrer ses passagers qu’il emmenait à l’abattoir de Saint-Hilaire. Il me vanta leur beauté, la qualité de leur abondante viande ni trop maigre ni trop grasse. Et puis une phrase entraînant l’autre il évoqua l’éventuelle possibilité que sa sœur acquière un demi-mouton, rien n’était moins certain, cependant au cas où cet improbable achat se concrétiserait, serais-je partant pour qu’il me cédât la moitié restante ? J’acceptai bien entendu. Et, ô surprise, hier, alors que je préparais du mélange pour mon taille-haie dans l’appentis, je vis arriver Raymond qui m’annonça que je pourrais venir chercher ma viande samedi matin.

Cette manière d’avancer en crabe, de présenter comme accidentel ce qui est planifié, m’amuse beaucoup. Je le vois venir de loin, avec ses gros sabots. C’est une manière commune de procéder chez les paysans. Rien n’est jamais clair ni net avec eux : ils ne vendent pas, ils cèdent, c’est un service qu’ils vous rendent, avec ce soupçon de regret qu’on ressent à se défaire d’un bien précieux. Le paiement n’est jamais un problème : on a bien le temps, on n’attend pas après, on est entre gens de bien… Je paye bois comme viande le jour même, en espèces, bien sûr, conscient que je suis que le moindre retard amènerait la ruine de ma bonne renommée. Il faut le savoir quand on est horsain sinon on court à la déconvenue.

Je me demande d’ailleurs quelle tête ferait Raymond si un jour je lui annonçais être devenu allergique au mouton ou, pire, insolvable…

*Nom porté par le mouton du Roman de Renart
**Il possède un beau véhicule récent, mais ça c’est pour d’éventuelles sorties dominicales…

25 commentaires:

  1. Il vous prend pour un con des villes ! Plusieurs années de "voisinage" et de transaction n'ont pas fait changer sa méthode -et donc son point de vue ! Rien dans ce merveilleux billet ne le ferait changer d'avis si il lui arrivait de n'avoir pas mieux à faire.

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    1. Chère Mireilléon, On voit que vous ne comprenez pas bien les choses : dans mon récit, personne ne prend personne pour un con. Il s'agit de décrire la manière détournée dont les campagnards abordent une éventuelle transaction, rien de plus. Personne n'est dupe. Comme Suzanne, qui connaît son monde, le signale dans l commentaire qui suit, cette pratique n'est pas réservée à nos seules collines. J'en ai d'autres exemples tourangeaux que j'évoquerai peut-être un jour.

      Sachez par ailleurs que votre "rouerie" ne trompe personne. Elle est plus pathétique qu'habile. Aussi, après un débat en mon for intérieur, ai-je pris la décision que désormais, quel que soit le prénom choisi, vos commentaires seront systématiquement supprimés.

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  2. "acquièrât"Ah, il y avait longtemps que je n'avais pas lu le verbe acquérir au subjonctif imparfait. Le correcteur me le souligne en rouge et me suggère "acquittât". Si j'étais un étranger en train d'apprendre le français et qu'on me dévoilât ce type d'incurie coupable du correcteur, j'en viendrais sans doute aux armes. Je déchainerais peut-être, qui sait, un de ces mouvements de foule dont on ne sait plus comme ils ont commencé mais qui foutent en l'air des empires, des frontières et l'agenda de la semaine prochaine. Bref. Votre paysan à belins ressemble à mon marchand de bois, qui passe de temps en temps à la même époque. Il vient me rendre visite pour m'annoncer qu'il déménage et qu'il a mal au dos. Qu'il n'aura plus de bois, de ce bon bois de châtaignier, qui n'a comme défaut que celui d'éclater quand il brûle mais dans le poêle, quelle importance n'est ce pas, et qui vaut bien le chêne. à propos de chêne, reste-t-il un peu de celui de l'année dernière ? Et les cinq cordes de chêne frais coupé d'il y a deux ans, il faudrait les rentrer, je pourrais en utiliser un peu, et ça libérerait de la place pour quelques remorques de chêne de talus et de châtaignier mêlés, coupés en quarante centimètres, qu'il pourrait me livrer dans les quinze jours, si ça peut me faire envie...

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    1. Nous sommes encore quelques-uns à pratiquer ce temps dont la morphologie n'est complexe que pour qui ignore tout du passé simple (i.e. des nos jours : une immense majorité).
      Comme je l'expliquais à Mireilléon, cette démarche en crabe est caractéristique du monde paysan et ne se limite pas à telle ou telle province...

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  3. Presque comme s'il y avait quelque chose de honteux à faire du commerce...

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    1. Je crois que ce n'est pas le commerce (et encore moins l'argent qu'ils en tirent) qui les rebute, c'est plutôt qu'ils ont du mal à s'exprimer franchement...

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  4. Robert Marchenoir3 octobre 2014 à 14:58

    Je me demande s'il y a un rapport, mais je m'étonne de la façon dont les AMAP font du commerce tout en niant énergiquement faire du commerce. Dans ces coopératives de vente directe réunissant agriculteurs et consommateurs, on insiste lourdement sur le fait que l'acheteur doit s'engager à assumer une part du risque du paysan (mauvaise récolte dûe au mauvais temps), sans pour autant bénéficier de ses profits (le client n'est pas actionnaire).

    On a donc des bobos urbains qui jouent à la marchande, et se font niquer par des paysans madrés sous couvert d'anti-capitalisme.

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  5. Intéressant ce Raymond, un vrai personnage de Maupassant. Je suppose que le jour, lointain
    espérons, où il disparaîtra, il manquera quelque chose d'important dans le paysage normand.
    Amitiés.

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  6. "acquierât"! Le subjonctif imparfait d'acquérir n'est-il pas tout simplement "acquît". De toute façon, ici, l'action d'acquérir étant postérieure au moment du récit, le subjonctif présent "acquière" serait plus correct.

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    1. Méat coule pas ! La grosse faute ! Vous avez raison sur toute la ligne, je vais aller corriger ! Quand on pense qu'en plus j'expliquais la construction de l'imparfait du subjonctif sur la base du passé simple de l'aindicatif comme si j'ignorais qu'on dit j'acquis et non j'acquiérai ! La honte me submerge !

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    2. La langue française, malgré ses difficultés, je devrais dire à cause d'elles, est un superbe jouet.

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    3. Méat coule pas ! Sublime.

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    4. Je crois que dans les collines de l'état islamique en Irak et au Levant, la formule consacrée est Merah culpa.

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    5. Méat: une bonne idée de marque pour un claquos bien de chez vous ...
      Car il ne coule pas !

      Sinon la compagnie aérienne libanaise s'appelle M.E.A., que certains mauvais esprit surnommait Urin'Air ...

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  7. Et même un passionnant jeu de société.

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  8. Il y a une façon imparable de déstabiliser un paysan, c'est de lui donner quelque chose, sans contrepartie. J'en ai fait l'expérience par deux fois avec notre voisin d'en face, mécanicien autos de son état, lorsque nous lui avons donné deux très vieilles voitures dont nous ne savions comment nous débarrasser et en pensant que les pièces pourraient lui être utiles, à lui. Il a commencé par arborer un air très méfiant, se demandant visiblement où était le piège, par où nous allions le fourrer. Finalement, il a accepté, mais en nous promettant, en échange, les deux fois, une bouteille de "très bon whisky".

    On doit supposer que la promesse de telles délices a suffi à le rasséréner, car aucune des deux bouteilles n'est jamais arrivée jusqu'à chez nous.

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    1. Peut-être n'a-t-il pas pu trouver de whisky suffisamment bon pour exprimer toute sa reconnaissance. Qui vous dit qu'à l'heure actuelle il ne passe pas le peu de loisir que lui laissent ses occupations à la recherche de ce nectar ?

      J'ai raconté ici le don de tôles que j'avais fait à un autre voisin, je m'attendais en retour à un don de bois ou à une petite réduction mais je fus déçu. Peut-être estimait-il que le don de dahlias qui avait précédé le mien me dédommageait largement...

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    2. Ces deux boutanches de scotch, peut être arlésiennes, me rappellent une histoire de Fisher ...

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    3. Il y aussi le cas de notre très vieille et très charmante autre voisine, éleveuse de poules et jardinière à ses heures. Comme je rapporte pour elle divers magazines chaque semaine, plus des romans “populaires”, Catherine reçoit en échange des œufs frais, des haricots verts en saison, des fruits de son verger, etc. Mais, l'an dernier, durant les six mois où je fus en arrêt maladie, et donc dans l'impossibilité de rapporter les journaux habituels, le don de produits frais cessa automatiquement, et ne se rétablit que du jour où la pompe à magazines fut par moi réactivée.

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    4. Robert Marchenoir4 octobre 2014 à 12:59

      Dominique : si ça ne marche pas avec la Fisher, essayez avec la Grimbergen.

      Quand on déplore que les mêmes causes produisent le même résultat, etc.

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    5. Bien innocemment j'ai plusieurs fois donné des trucs à Céline, ma voisine, elle veillait toujours à "me rendre la pareille", un jour je lui ai expliqué simplement mon point de vue, j'ai trop de girolles, je lui en donne, mais sans rien en attendre. elle en a eu les larmes aux yeux, chez eux, ça ne se fait pas.

      Je croûlais alors sous les potirons, les mures et pêches de vigne, pitié, vous me rendrez la pareille si un jour j'en ai besoin ou alors vous aiderez quelqu'un d'autre!

      Je crois que Céline me trouve plus qu'étrange mais a compris que j'étais sincère, enfin, bref je ne suis pas une payse.

      @ Didier, je ne sais pas si j'aurai, moi, réactivé le système, votre voisine est pingre du coeur, c'est une maladie incurable.

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